Klaus Seitz

Apprentissage global – Les défis pour l’éducation scolaire et extra-scolaire

Il y a quelques jours, j’ai demandé à mon fils de neuf ans quel message il choisirait d’adresser au public s’il avait la possibilité de parler devant 600 personnes. Sans hésiter un instant, il a déclaré: «Pokemon, c’est super cool!»

Sa suggestion m’a fait une fois de plus comprendre que la globalisation s’accompagne d’une indescriptible propagation de camelote dans le monde entier, et combien les pédagogues du développement ont des difficultés à en venir à bout. Au cas où vous ne sauriez pas ce qu’il y a de fascinant chez Pokemon – un culte pour les enfants et les jeunes aussi global que la casquette à visière portée à l’envers – demandez à votre voisin après mon intervention.

En fait, j’avais l’intention de faire une introduction plus classique.

I.

J’ai lu dans un manuel pédagogique remarquable la recommandation suivante: «Il faut cesser de faire des discours sur des terrains connus, de recopier des livres et de toujours remettre les mêmes choses sur le tapis». Malgré ce conseil très plausible, je vous demande de m’excuser car je vais avoir du mal à ne pas évoquer des choses déjà écrites et qui vous sont familières depuis longtemps.

L’auteur de ces lignes plaidait pour révolutionner l’apprentissage «afin qu’à l’école il y ait moins de bruit, moins de résignation et moins de vains efforts», pour un apprentissage de découverte basé sur l’action autonome des apprenants, visant à faire découvrir des connaissances nouvelles et ne se limitant pas à poser aux élèves des questions faussées dont les réponses étaient de toute façon connues.

La conférence plénière m’oblige aussi à capituler devant l’implémentation méthodique de ce nouvel apprentissage novateur. Les lignes que j’ai citées plus haut ont bien 350 ans et émanent du fondateur de la pédagogie moderne, Jan Amos Komensky, plus connu sous le nom de Comenius, qui protestait contre les pratiques éducatives de son époque limitées à l’apprentissage automatique de règles précises. C’est aussi de Comenius, devenu avec le temps un véritable cosmopolite européen à force de fuir les guerres et la persécution politique, qu’émane le second principe pédagogique fondamental que nous devrions toujours avoir en tête dans notre réflexion sur l’apprentissage à l’ère de la globalisation: l’éducation s’inscrit dans un horizon universel qui englobe l’humanité tout entière, et ce dans un double sens:

  • chaque être humain est éducable et a besoin d’éducation indépendamment de son statut social, de son âge ou de son appartenance ethnique.
  • Le caractère universel de l’éducation implique aussi que l’éducation doit toujours se référer à la globalité d’Un Seul Monde et puiser dans le patrimoine culturel de l’ensemble des êtres humains, et qu’elle vise l’amélioration des conditions de vie et l’instauration d’un ordre mondial de paix.

J’aimerais revenir au programme cosmopolite visionnaire de Comenius pour vous prouver que la formule magique à la mode que nous utilisons pour qualifier l’apprentissage global n’est pas forcément tout à fait nouvelle. La roue de l’apprentissage global ne doit pas toujours être réinventée, même si les vocables changent constamment. Il est étonnant que lors du précédent congrès à Cologne, il y a dix ans, il n’ait pas une seule fois été question d’apprentissage global ni même de globalisation! Si ce nouveau terme est le reflet de changements, ces changements néanmoins touchent peut-être moins la situation dans le monde que l’image que nous nous en faisons et la perception que nous en avons.

L’idée fondamentale de l’apprentissage global trouve son ancrage dans d’innombrables traditions pédagogiques: dans l’éducation cosmopolite bourgeoise des Lumières, dans le programme pédagogique du mouvement mondial de la paix avant la première guerre mondiale, dans l’«Education for a World Community» (Éducation pour une communauté mondial) de la Société des Nations de Genève, dans le concept éducatif de Rabindranath Tagore, dans la pédagogie de la libération de Paulo Freire et enfin, dans les pratiques engagées d’éducation à la politique de développement au sein des écoles, des groupes d’action, des églises et des organisations non-gouvernementales, et documentées au cours du présent congrès. Il est bien évident que ces idées et ces champs pratiques ne sont prédominants ni dans la pensée, ni dans l’action pédagogique. Ils ont été sans cesse évincés par les éducations nationales des États bourgeois, par le provincialisme pédagogique et par la prédominance d’une culture scolarisée de faiseurs de leçons, ils ont été refoulés dans l’exil du no-man’s-land de la politique éducative et dans les lieux privilégiés de l’apprentissage alternatif. Nous n’avons pas besoin d’annoncer solennellement l’émergence de nouveaux concepts éducatifs pour le 21è siècle; il s’agit bien au contraire de s’inspirer de ces traditions, d’activer les potentiels existants, d’exploiter les expériences découlant des pratiques éducatives alternatives et de ne plus les considérer comme des lieux privilégiés.

J’en arrive à ma première thèse:

«L’apprentissage global est la tentative de rénover les revendications de l’éducation cosmopolite bourgeoise axée sur l’humanisation des conditions de vie dans le monde, ce dans le contexte d’une planète globalisée.»

Ce retour au potentiel novateur de nos traditions pédagogiques demande pourtant à être relativisé, notamment par ma seconde thèse:

II.

«L’éducation d’hier n’est plus à la hauteur des exigences de demain. Nous n’avons pas besoin d’une offensive éducative mais bien plus d’une reconversion de l’éducation.»

«L’éducation est une condition sine qua non de la mise en œuvre d’un développement durable»: voici l’un des principaux messages que j’aimerais retenir des interventions qui ont ouvert ce congrès. Il y a été dit avec beaucoup de conviction que si l’on veut résoudre de manière pacifique, solidaire et constructive les problèmes du monde actuel qui se soude, il faut investir plus dans l’éducation.

Je m’appuierai sur cette thèse pour nous épargner les autres arguments politiques en faveur de l’accroissement des besoins éducatifs. Ma mission est bien plus de proposer une approche pédagogique permettant d’affronter la situation précaire du monde au moyen de l’éducation. Les multiples idées et exemples circulant dans les forums et les groupes de travail vous permettront de mieux comprendre et de mieux discuter ces aspects dans le courant de la journée. On exige de toutes parts une nouvelle offensive éducative dans l’espoir de pouvoir aiguiller la poussée globalisatrice vers les voies du développement humain. Il n’est pas question de limiter cette offensive éducative à une simple extension des efforts éducatifs habituels. Ce ne serait certainement pas une bonne solution que de demander aux générations futures de consacrer encore plus de temps aux actions éducatives formalisées. Il n’est pas exclu que la manière dont l’apprentissage est organisé dans nos organismes éducatifs conforte les mentalités qui ont fait surgir les problèmes globaux dans le monde. C’est en effet, et de manière paradoxale, des sociétés riches du Nord qui disposent des systèmes éducatifs les mieux équipés et de la majorité des enseignants, des scientifiques et des professeurs, qu’émane le plus grand potentiel de menace écologique et militaire. À ce jour, l’éducation ne nous a pas encore empêchés d’opter pour le développement non durable.

Les formes et les contenus traditionnels de l’apprentissage ne répondent pas à la nouvelle complexité ni à la dynamique des conditions sociales dans le monde qui se soude de plus en plus. L’éducation d’hier n’est plus à la hauteur des exigences de demain. Au seuil de l’ère de la globalisation, il importe de procéder à une profonde restructuration des concepts pédagogiques et de veiller à ce que l’éducation évolue vers des formes innovatives de l’apprentissage axé sur l’avenir et ouvert au monde. L’étude du ministère fédéral de l’Éducation et de la Science attire ainsi l’attention sur trois faiblesses notoires de l’école actuelle:

  1. alors qu’il faut aujourd’hui travailler selon des modes de pensée reliés en réseaux, interdisciplinaires et systémiques, les disciplines scolaires réglementées véhiculent une vision du monde morcelée;
  2. alors que l’incroyable dynamique du développement de la connaissance exige que l’individu acquière le savoir nécessaire de manière autonome et avec le désir d’apprendre, l’école reste encore fixée sur la transmission de connaissances apprises par cœur, déjà obsolètes quand les élèves quittent l’école;
  3. et enfin, la socialisation à l’école se focalise sur l’environnement national alors qu’il s’agit entre temps d’internationaliser l’éducation.

Nous n’avons pas besoin de plus d’éducation, mais avant tout d’une autre éducation. Nous avons besoin de marquer un tournant impliquant la restructuration profonde des contenus, des méthodes et des structures de l’apprentissage.

Comme le dit pertinemment Daniel Bell, l’État national d’aujourd’hui s’avère trop exigu pour les grands problèmes et trop grand pour les petits problèmes de la vie. Nous avons besoin de nouveaux instruments dépassant les États nationaux, et ce pas seulement en matière de politique intérieure mondiale. Notre action éducative doit aussi se débarrasser des images culturelles nationales séculières qui ont imprégné jusqu’à présent notre perception et le choix de nos objectifs pédagogiques. Nous devons chercher à poser un regard neuf et fixer des critères nouveaux permettant de cerner les questions globales de l’humanité d’une part, les environnements locaux d’autre part, et les relier.

III.

L’un des volets essentiels du débat actuel sur les perspectives de ce nouvel apprentissage conditionné par la globalisation porte le nom d’«apprentissage global». J’aimerais vous présenter une approche didactique complète de l’apprentissage global et vous proposer un petit paquet bien ficelé que vous pourriez emporter chez vous, déballer et appliquer. Le temps manque, mais ce n’est pas la seule raison.

Même si nous voulions résumer la grande diversité des expériences et des suggestions présentées au cours de ce congrès et les incontestables compétences qui y sont réunies, nous devons reconnaître que l’essence de l’apprentissage global ne se laisse pas ficeler en un assortiment compact de sept problèmes-clés typiques de leur époque ou de quatre qualifications-clés, et qu’elle se laisse encore moins empaqueter dans une caisse d’apprentissage renfermant les dix meilleurs trucs méthodologiques. Ce pour deux raisons:

a) «l’apprentissage global» n’est pas un programme didactique élaboré dans l’abstrait par des responsables de la politique éducative ou des scientifiques de l’éducation. Le terme est au contraire le ­reflet de pratiques diversifiées et bien sûr engagées, appliquées jusqu’à présent dans les lieux privilégiés de l’action éducative établie, dans le cadre des projets de fin d’année scolaire ou encore en dehors de l’école, notamment dans le travail autonome des boutiques tiers-monde, des groupes d’action ou des initiatives de l’Agenda. L’un des buts principaux de ce congrès est de faire fructifier ces expériences au profit des pratiques des organismes de formation scolaire et extra-scolaire. Ma troisième thèse est donc la suivante:

«l ‘apprentissage global» est la théorie de pratiques pédagogi­ques alternatives qu’il convient de faire fructifier pour donner une nouvelle orientation à l’éducation scolaire et extra-scolaire.

b) La seconde raison de la difficulté à donner une définition précise des principes de l’apprentissage global réside dans ses objectifs. Tout processus éducatif qui se préoccupe de la complexité et du caractère contradictoire de la société mondiale en émergence, de la simultanéité des rapprochements et des scissions, de l’accroissement global du bien-être et de la marginalisation sociale et de l’appauvrissement ne pourra pas éviter d’être lui-même l’expression de ces contradictions. La globalisation, avec les chances et dangers qu’elle recèle, est vécue et perçue de manières très différentes selon que nous nous considérons comme les profiteurs ou les souffre-douleur, comme les acteurs ou les victimes de cette évolution. L’interconnexion mondiale croissante des relations sociales multiplie aussi les perspectives dans lesquelles nous pouvons les décrire et les percevoir.

«De même que l’individu ne peut pas interpréter la situation globale indépendamment de son environnement d’origine, il lui est également impossible de définir les objectifs et la mission de l’apprentissage global indépendamment de son environnement d’origine.»

 

J’attends donc avec d’autant plus de curiosité les conclusions de nos collègues du Zimbabwe, de Haïti, du Sénégal et de Zambie, qui ont pu constater et analyser les limites de notre perception et de nos pratiques de l’apprentissage global en Allemagne au cours de leurs visites dans divers projets éducatifs. Les rencontres que j’ai eues avec eux dans le cadre de ces visites la semaine dernière m’ont montré une fois de plus qu’il importe de mener le débat sur l’apprentissage global dans un contexte international et interculturel, et ce avec beaucoup plus d’insistance que nous ne le faisons dans le cadre de ce congrès.

Nous devons cesser de définir les objectifs pédagogiques, voire les programmes d’études globaux à partir d’une description apparemment objective de la situation dans le monde ou en listant les problèmes globaux. L’apprentissage global sera plutôt une image subjective des approches, des priorités et des solutions diverses qui dépendra du lieu géographique et de l’environnement socio-pédagogique. La pédagogie elle-même est loin d’être en mesure de transmettre des valeurs sûres en période d’incertitude.

IV.

Même si nous veillons particulièrement à ne pas faire de fixations trop rigides, nous citerons cependant un certain nombre d’exigences de l’apprentissage global qui ont émergé du débat.

L’Encyclopédie internationale des Sciences de l’Éducation définit clairement deux éléments centraux, même s’il ne faut pas perdre de vue que les trois quarts des auteurs sont originaires de pays industrialisés anglophones.

«L’apprentissage global est une stratégie d’enseignement et d’apprentissage selon laquelle les apprenants prennent connaissance de problèmes globaux et acquièrent leur savoir de manière intégrative. Ainsi, l’apprentissage global a deux caractéristiques: il se consacre aux problèmes globaux et emprunte une approche multidisciplinaire de l’enseignement et de l’apprentissage.» (Husén/ Postlethwaite (éd.) Oxford 1989, page 384, traduit par l’Institut)

Le double sens du mot «global» implique premièrement, au niveau concret, l’idée que les processus éducatifs actuels doivent se faire dans une perspective transnationale et mondiale; deuxièmement, il implique au niveau méthodologique que les expériences d’apprentissage doivent se faire de manière globale, interdisciplinaire et pluriperspectiviste. Nous dégagerons ici les diverses dimensions de l’apprentissage global.

a) Le regard global

Le caractère indispensable du regard global dans l’éducation a déjà été formulé dans les recommandations de l’UNESCO sur l’Éducation à l’entente internationale et à la paix mondiale en 1974: à tous les niveaux de l’éducation, il importe de travailler dans une dimension ­internationale et avec un regard global. Le passage à la pensée et à l’action dans une perspective internationale ne doit pas se faire par un apport supplémentaire de contenus d’apprentissage mais grâce à un principe d’apprentissage constant. L’apprentissage global vise ainsi une méthode d’apprentissage et un mode de pensée qui permettent de percevoir les spécificités locales dans un contexte global et d’harmoniser les actions locales avec les exigences globales.

L’anthropologue français Edgar Morin illustre l’interconnexion du global et du local avec l’hologramme suivant: «Non seulement chaque partie du monde est intégrée de plus en plus à l’ensemble, mais ­encore le monde en tant que tout est de plus en plus présent dans chacune de ses parties».

b) Les processus d’apprentissage globaux

La revendication consistant à trouver dans l’apprentissage un équilibre entre «la tête, le cœur et la main», et la nécessité de tenir compte de manière équitable de toutes les dimensions du vécu et de tous les styles d’apprentissage dans le processus éducatif, nous ont été rendues familières par les diverses tentatives de réformes pédagogiques. Pour le domaine de l’apprentissage global, il est particulièrement important de créer un lien axé sur l’action entre le processus éducatif et les champs pratiques socio-politiques dans lesquels il s’agit de résoudre des problèmes concrets et pas seulement simulés – qu’il s’agisse de la mise en place durable d’une infrastructure scolaire ou de l’intégration des initiatives et des associations locales dans des actions de lutte contre le racisme et l’extrême-droite dans la commune.

c) Le développement global durable, c’est-à-dire juste et viable, comme objectif primordial

La définition est formulée de façon neutre et normative; elle est assez typique du débat américain. Au plus tard depuis l’adoption de l’Agenda 21, nous avons compris que l’éducation doit prendre pour référence l’objectif primordial global du développement durable. L’horizon éducatif concret et social, mais aussi la responsabilité éthique doivent s’épanouir dans un cadre universel et cosmopolite. L’apprentissage global doit s’inscrire dans le concept normatif du développement humain et de la justice sociale. Il doit aider et encourager les gens à participer avec professionnalisme et responsabilité à la mise en place de la société mondiale.

L’Agenda 21 exige l’intégration de l’environnement et du développement dans tous les domaines de l’enseignement et toutes les disciplines scolaires en tant que matières interdisciplinaires: il n’est donc pas question de considérer l’éducation au développement durable comme une discipline spécifique d’une pédagogie refermée sur elle-même. De même, il faut considérer le concept de développement global durable comme une ligne directrice de l’ensemble de l’action politique et non d’un champ politique plutôt insignifiant connu sous le nom de politique de développement.

d) La mission éducative internationale

Il faut enfin tenir compte du fait que les efforts de restructuration et d’ancrage de l’apprentissage global participent à la fois d’un programme pédagogique et d’un mouvement social mondial. La mise en place d’une éducation promotrice de l’entente entre les peuples et de la paix d’une part, l’ancrage d’une éducation promotrice de la durabilité d’autre part, ne peuvent être laissés au libre arbitre de ministères de la Culture qui ne manquent pas de revendiquer leur souveraineté en matière de politique éducative. Elle est partie intégrante de la mission éducative internationale ancrée dans diverses conventions chapeautées par les Nations Unies, et surtout dans l’Article 26 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Les rapports publiés par l’UNESCO tous les six ans sur l’application des recommandations relatives à une éducation promotrice de l’entente internationale ou dans les rapports régionaux adressés à la Commission pour le développement durable observent et comparent au niveau international les progrès que nous faisons pour répondre à cette mission éducative.

Pour les pratiques de l’apprentissage global, ceci implique qu’il faut avoir une conception plus internationale de l’action pédagogique, discuter et concrétiser nos idées avec des partenaires d’autres pays, et réaliser des coopérations transnationales; bref, réaliser l’apprentissage global théorique et pratique dans un espace international. Dans le champ de la coopération internationale, les organisations non gouvernementales engagées dans la politique de développement disposent de multiples contacts et ont fait d’innombrables expériences qu’il faudrait mettre à profit pour l’apprentissage dans les contextes éducatifs formels.

V.

Pourquoi le programme d’éducation à la politique de développement s’est-il transformé en un concept d’apprentissage global? Il semble que ce soit le résultat des bouleversements politiques internationaux de la fin des années 80 et de la globalisation des problèmes de développement. Les crises de développement social ne peuvent plus être considérées comme un problème inhérent au lointain tiers-monde, et les États industriels sont eux aussi devenus le point de mire de la problématique du développement. Aujourd’hui, nous savons que le modèle de développement des sociétés industrialisées menace les bases vitales naturelles, que le niveau de consommation occidental n’est pas universalisable et qu’il se fait au détriment d’autres régions du monde qu’il oblige à vivre dans la pauvreté et l’injustice; nous sommes conscients du fait que les processus de développement inégaux, le chômage de masse et les nouvelles formes de pauvreté n’épargnent pas non plus le Nord. Dans ces conditions, les modes de pensée paternalistes classiques selon lesquels «ils ont les problèmes, nous détenons les solutions» ne fonctionnent plus. L’Allemagne aussi est un pays en développement.

La révision des programmes d’études réalisée par la majorité des Länder reflètent sans aucun doute les renversements globaux qui se sont opérés depuis la fin de la guerre froide. Mais en fin de compte, c’est moins le manque de thèmes de politique internationale et globale correspondants qui représente un problème, c’est bien plus la diversité hors contexte et la structure fragmentée de ces thèmes. Les questions de développement mondial et de relations Nord-Sud sont traitées comme des champs thématiques supplémentaires et isolés sans aucun rapport direct avec les autres contenus d’apprentissage. En outre, le problème du développement apparaît comme un domaine qui n’a rien à voir avec l’environnement des élèves, comme une thématique étrangère à laquelle il est difficile de sensibiliser les esprits, p.ex.: «L’exode rural à l’exemple de l’Inde» ou encore «L’efficience spatiale des structures socio-économiques dans les pays en transition». Pour l’apprentissage global, il ne saurait être question de martyriser les apprenants avec des problèmes de ce genre, non seulement parce qu’ils s’en moquent éperdument mais aussi parce que ces problèmes se présenteraient sous forme de savoir abstrait relatif à une globalité qui dépasse leur horizon expérimental.

L’apprentissage global incite au contraire à percevoir de manière différenciée sa propre réalité pluriculturelle – elle-même imbriquée ­depuis longtemps dans des contextes globaux – et à faire ressortir la réalité de la société mondiale pour ainsi dire de l’intérieur.

Le véritable point de départ du principe de l’approche éducative globale consiste en fait à élucider l’interdépendance entre le monde et la situation de l’individu, voire même à lui faire prendre conscience que son environnement, sa patrie et son identité, ses perspectives individuelles et les perspectives collectives de développement ne peuvent plus être décontextualisés du monde dans les conditions actuelles d’interconnexion internationale.

Le fait qu’à Hambourg, il soit prévu d’introduire dans les écoles l’«apprentissage global» en tant que nouvelle discipline au même titre que l’éducation à l’environnement ou l’apprentissage interculturel est encourageant. Il est aussi largement temps d’orienter la mission éducative de l’école au concept du développement durable, comme le prévoit la loi scolaire berlinoise. Par contre, on ne serait pas bien avancé si ces nouvelles orientations se limitaient à interchanger, réviser ou compléter les thématiques d’enseignement axées sur le développement et si l’on ne procédait pas en même temps à un changement de paradigmes et à un élargissement fondamental de l’horizon de l’apprentissage scolaire.

La recommandation de la KMK «Un Seul Monde/Le tiers-monde à l’école et dans l’enseignement» n’accorde pas non plus assez d’importance à la nécessité de faire émerger un concept de culture générale nouveau adapté au contexte global. La KMK néglige entre autres une chose que je regrette profondément en tant que représentant d’ONG, à savoir le rôle des organisations non gouvernementales en tant qu’acteurs et partenaires de l’apprentissage axé sur le développement. La politique éducative ne considère pas encore l’apprentissage global comme une question relevant de sa responsabilité. Comme dans le passé, on déplore toujours l’absence de pression de l’opinion publique, d’action lobbyiste des organisations non gouvernementales et de dynamique diversifiée et convaincante des pratiques éducatives extra-scolaires qui permettraient d’opérer une véritable reconversion éducative en faveur d’un apprentissage ouvert au monde et axé sur l’avenir.

J’aimerais ne pas uniquement déplorer les lacunes de la politique éducative publique. Vous avez pu lire dans le document intitulé «L’apprentissage global en tant que mission et champ d’action des organisations non gouvernementales engagées dans la politique de développement», que les organisations et les initiatives regroupées au sein du VENRO reconnaissent en tout état de cause et avec un grand sens auto-critique les déficits des actions engagées pour répondre à leur mission éducative. Dans notre action, nous avons souvent tendance à oublier que notre rôle est résolument pédagogique et didactique, et à transposer de manière trop linéaire les problèmes politiques dans les exercices d’apprentissage sans tenir compte du fait que les contenus ne peuvent être développés que s’ils sont axés sur le sujet. Notre préoccupation de l’état du monde nous fait rapidement perdre de vue la situation spécifique des apprenants.

VI.

Les quatre dimensions de l’apprentissage global que nous venons d’exposer font apparaître des questions auxquelles il importe de réfléchir si nous voulons nous engager dans ce champ d’action pédagogique au plan théorique et pratique.

a) Le regard global

Autant la globalisation n’engendre pas un monde global mais un monde cassé et fragmenté, autant la nécessité de poser un regard global ne peut s’accompagner d’une conception unitaire du monde. Il n’y a pas, dans la perspective globale qu’exige l’apprentissage global, de point de vue indépendant de l’environnement géographique. La programmatique pédagogique et le processus éducatif concret ne peuvent avoir pour but qu’une chose: ne cesser d’apprendre à dépasser son propre horizon en restant conscient de ses propres limites. Ceux qui sont incapables de relativiser leur opinion et qui confondent regard global et perspective divine extra-terrestre défendent une idée hégémonique incompatible avec l’apprentissage global.

Le scepticisme dont font preuve bon nombre de nos collègues du Sud vis-à-vis du programme d’apprentissage global formulé par l’Europe de l’Ouest et les États-Unis est directement lié à leur expérience historique, dont ils ont appris que les pouvoirs coloniaux et néocoloniaux ont toujours caché leurs velléités de domination derrière une idéologie cosmopolite et universelle. L’ère globale a commencé avec la conquête coloniale et l’exploitation de l’Afrique et de l’Amérique centrale et du Sud. Il serait fatal de considérer l’apprentissage global comme héritier de cette tradition.

L’apprentissage global a donc pour but d’accepter la subjectivité culturelle et la spécificité du regard de chaque individu sur le monde, et d’accepter les autres manières de voir avec respect et curiosité. Il faut mettre en lumière les thèmes et les contenus éducatifs en tenant ­compte des différents intérêts, et les développer de manière pluriperspectiviste sans perdre de vue le fait que l’apprentissage global attache une importance particulière à faire entendre la voie des victimes de la globalisation. Dans la mesure du possible, les programmes éducatifs ­devraient donc prévoir des rencontres internationales, les opinions ­devraient pouvoir s’exprimer au cours du processus éducatif ou du moins être véhiculées par le biais de sources authentiques. La question suivante se pose donc:

comment rendre le regard global de l’éducation compatible avec le respect de la diversité des manières de voir le monde, que ce soit en termes culturels ou d’intérêts?

b) La globalité

Si l’apprentissage global est synonyme d’apprentissage holistique, c’est-à-dire d’un apprentissage reliant la perception, le sentiment, la pensée, le jugement et l’action, il y a un obstacle décisif que nous ne pouvons nous permettre d’ignorer: la complexité de la situation des sociétés dans le monde se laisse rarement percevoir dans les situations d’apprentissage authentique axé sur les problèmes de l’environnement quotidien de l’être humain.

La globalisation n’évolue pas seulement devant nos yeux mais aussi derrière notre dos. Le journal télévisé est aussi loin de déclencher une prise de conscience cosmopolite chez le téléspectateur que le regard plongé dans une tasse de café est loin d’expliquer la structure du commerce du café.

Les expériences de la campagne annuelle de remise de dette, qui est arrivée par miracle à motiver des milliers de gens de tous âges à s’intéresser activement aux problèmes du système financier mondial, prouvent qu’il est parfaitement possible d’allier l’apprentissage motivant dans un environnement local avec une réflexion sur les structures globales abstraites.

Malgré ces quelques exemples positifs isolés, la question suivante ­persiste:

comment rendre compatibles les types d’apprentissage holistiques avec la formation de compétences axées sur la pensée abstraite en réseau?

c) Exigences éthiques

Si, sous prétexte de prendre la responsabilité de la société mondiale, la portée de la responsabilité individuelle prend des proportions incommensurables et globales, il risque d’y avoir surexigence morale. La coresponsabilité des processus globaux interdépendants ne peut pas être imputée directement à l’action individuelle, et encore moins aux bonnes ou mauvaises intentions des individus. Vu sous cet angle, le slogan «Penser globalement – agir localement» auquel les gens ont volontiers recours, a des pieds d’argile. Il reste encore à définir une éthique cosmopolite permettant de s’orienter, même dans l’action journalière, sans pour autant simplifier la complexité de la situation dans le monde.

Entre temps, nous nous contentons souvent de formuler des exigences morales que nous sommes incapables de satisfaire et courons le danger de tomber soit dans l’actionnisme fortuit, soit dans une pédagogie tendancieuse ne tirant pas à conséquence. Quiconque mise sur l’éthique de la responsabilité individuelle envers le monde vit dans l’illusion de pouvoir stopper le jet intercontinental de la globalisation avec un frein de bicyclette et l’obliger à atterrir, pour reprendre l’image d’Ulrich Beck.

Comment réduire notre désir d’agir de manière responsable dans la société mondiale à des proportions réalistes adaptées à ce que nous pouvons et ce qu’il nous est permis de faire au niveau tant psychologique que social?

d) L’internationalisme de l’apprentissage global

L’apprentissage global doit se faire dans le cadre d’une coopération transnationale et être soumis à un débat international s’interrogeant sur les types adéquats d’approche pédagogique de la globalisation. Nous devons nous attendre à rencontrer d’énormes difficultés et des problèmes de communication imputables aux conditions socio-économiques extrêmement différentes d’une région à l’autre. On peut se demander par exemple s’il peut y avoir des perspectives pédagogiques communes entre deux pays dont l’un s’efforce d’équiper chaque lycéen d’un ordinateur portable et l’autre n’est même pas en mesure de donner ne serait-ce qu’un crayon à chaque élève, sans parler de manuels scolaires? Les pays de l’OCDE ont actuellement les moyens d’investir près de 5 000 $ par élève et par an, alors que les pays les plus pauvres ont à peine 39 $ pour les dépenses éducatives par tête.

Dans ces conditions d’extrême injustice socio-économique et de profondes différences dans les infrastructures éducatives, comment pouvons-nous mettre sur pied une coopération éducative internationale et lancer en commun un débat pédagogique sur les concepts d’apprentissage global?

VII.

Pour parachever la reconversion de l’éducation, quatre actions sont à mon avis nécessaires:

  1. il faut internationaliser les programmes d’études: adaptation des contenus d’apprentissage à la pluriculturalité, qui caractérise depuis longtemps les élèves et les étudiants de nos organismes de formation depuis longtemps, ouverture aux réalisations culturelles d’autres régions du monde et aux questions globales communes pressantes.
  2. Il faut améliorer la formation initiale et continue des enseignants des organismes de formation scolaire et extra-scolaire au niveau de l’attitude pédagogique à adopter vis-à-vis des questions globales et interculturelles.
  3. Il faut mieux relier entre elles les actions éducatives formelles et les activités et organisations extra-scolaires, et assurer un soutien institutionnel et financier adéquat. Il ne s’agit pas uniquement de mobiliser des fonds supplémentaires mais aussi de mettre en ­place des structures de soutien d’une qualité nouvelle pour appuyer les actions d’éducation à la politique de développement.
  4. Enfin, il faut créer un forum permettant de mener un large débat social sur l’éducation durable et auquel participeront l’État fédéral et les Länder, la société civile, les scientifiques et les praticiens.

VIII.

Le secteur éducatif est sans aucun doute appelé à apporter sa contribution pédagogique à l’humanisation de la globalisation; néanmoins, les limites de l’amélioration de la pédagogie sur le plan international sont étroites.

Jean Monnet, considéré comme le père de l’unification européenne, aurait dit peu avant sa mort en 1979: «Si je pouvais recommencer à construire l’Europe, je commencerais par la culture». Cette remarque tardive de l’ancien président de la C.E.C.A., qui constate que la dynamique des intérêts économiques a mis la construction de l’Europe sur la mauvaise voie, met l’accent non seulement sur le dilemme engendré par le fait que la politique éducative et culturelle a été mise en place trop tard, mais aussi sur celui de l’apprentissage global:

La soudure progressive du monde est avant tout soumise aux impératifs économiques; l’éducation suit difficilement, alors que la globalisation économique est déjà accomplie; elle arrive toujours trop tard, comme dans le conte du lièvre et de la tortue, et ce n’est pas elle qui règle le pas de la transformation sociale; tout au plus elle le corrige.

La pression croissante de la globalisation va entraîner des restructurations considérables de nos systèmes éducatifs dans les prochaines années. Le danger est imminent, de voir se fonctionnaliser la programmatique de l’apprentissage permanent et de l’éducation ouverte au monde de façon à adapter l’être humain aux exigences du marché capitaliste mondial. Les objectifs d’un apprentissage global basé sur la tradition éclairée de l’éducation cosmopolite sont en contradiction totale avec les impératifs de domination de la planète et des stratégies hégémoniques de la globalisation économique. L’apprentissage global ne peut donc pas se résumer à une pure formation de compétences de communication internationale et à un savoir-faire d’«hommes du monde» qui permettrait aux «global players» de s’imposer partout dans le monde en employant les bonnes stratégies et en s’adaptant culturellement. L’internationalisation de l’éducation ne consiste pas uniquement à harmoniser les diplômes et les modules au niveau international, ni à promouvoir les compétences linguistiques. Ce qu’il faut avant tout, c’est donner les capacités aux gens de s’entendre au plan mondial et de coopérer dans un monde aujourd’hui confronté à des problèmes considérables qui affectent la planète entière, par des ­problèmes qui ne peuvent être réglés que sur la base d’un partenariat global.

Il faut pour cela que les promoteurs de l’apprentissage global s’ouvrent eux-aussi au dialogue sur l’éducation durable actuellement dominé par les intérêts économiques et qu’ils s’interrogent plus sur les compétences dont aura besoin la prochaine génération pour mener une vie réussie et responsable dans le monde du travail globalisé. Indépendamment du caractère douteux de sa motivation, l’intérêt nouveau de la société pour l’éducation est un train en marche que doit prendre rapidement le débat sur l’apprentissage global s’il veut enfin sortir de sa marginalité.

Il est impossible d’arrêter des décrets sur le développement durable: car comme l’a dit très pertinemment Julius K. Nyerere, on ne peut pas développer l’être humain, il doit se développer de lui-même. Le projet humain du développement global durable échouera à tous les coups s’il ne repose pas sur la participation et sur l’esprit d’innovation de l’opinion publique. Étant donné les limites de l’effectivité de l’action publique, la motivation de l’opinion publique, l’implication des organisations non gouvernementales et l’encouragement de la conscientisation sont devenus entre temps des instruments indispensables de la maîtrise des crises globales. Une fois établi le lien entre la rénovation de la société civile et l’éducation au développement, la voie décisive du rôle social à venir de l’apprentissage global est ouverte.

Une fois de plus, nous pouvons nous référer à l’utopie concrète de Comenius, le visionnaire cité au début, qui plaidait non seulement pour une réforme générale de l’éducation mais aussi de la politique. Malgré son optimisme pédagogique, il a fait comprendre que l’éducation est un outil nécessaire mais encore insuffisant pour améliorer le monde. Ce n’est pas dans l’éducation de l’être humain mais dans celle de l’humanisation de ses conditions de vie que son humanité est mise en valeur.

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