Anne Hope

L’université de Western Cape, Afrique du Sud a institué en 2004 la conférence annuelle du vice-chancelier Mwalimu Julius Nyerere sur l’apprentissage tout au long de la vie en reconnaissance de la contribution majeure du défunt président tanzanien Julius Nyerere à notre compréhension du développement humain en Afrique et ailleurs. La première de ces conférences annuelles fut tenue par la ministre de l’Éducation, madame Naledi Pandor. Vinrent ensuite en 2005 Rosa María Torres, ancienne ministre de l’Éducation et éducatrice populaire en Équateur, puis la vice-présidente d’Afrique du Sud, madame Phumzile Mlambo-Ngcuka. En 2007, madame Anne Hope fut invitée à tenir cette conférence. Dans la lignée de ses prédécesseurs, Anne Hope est une éducatrice d’adultes féministe et inspirée qui a longtemps œuvré en Afrique et ailleurs pour les pauvres et les opprimés. Avec sa collègue Sally Timmel, elle a coécrit les Training for Transformation Handbooks (série de manuels intitulés Former pour transformer, Hand-books n.d.l.t.). Nous réimprimons ci-après des extraits de son discours.  

La quête d’une société conviviale

Source: dgvn Informationsdienst, Bevölkerung & Entwicklung,
Nr. 64 Dezember 2007, p. 10

Je souhaite tout d’abord vous dire à quel point je me sens honorée d’avoir été invitée par le recteur et vice-chancelier, le professeur Brian O’Connell, ainsi que par la professeur Shirley Walters en tant qu’oratrice principale de cette manifestation annuelle organisée en l’honneur du président Julius Nyerere sur le thème de l’apprentissage tout au long de la vie. J’ai admiré Nyerere pendant près de cinquante ans, et il a sans aucun doute largement contribué à mon parcours personnel dans le domaine de l’apprentissage tout au long de la vie. C’est par conséquent pour moi un privilège d’avoir cette occasion de lui rendre hommage et de contribuer à ce que l’on continue de reconnaître ce grand homme.

Apprentissage tout au long de la vie

Le thème de cette séance est l’apprentissage tout au long de la vie et l’on m’a demandé de partager avec vous un peu du mien. Je pense que l’engagement personnel de quelqu’un dans l’apprentissage tout au long de la vie est très étroitement lié à la qualité de sa vie. Dès que quelqu’un cesse d’apprendre, sa vie commence à se flétrir.

La curiosité et l’émerveillement

Je pense que les gens qui s’engagent vraiment dans l’apprentissage tout au long de la vie doivent avoir deux qualités: d’une part une grande curiosité et d’autre part la faculté de s’émerveiller. C’est un immense cadeau que d’avoir des parents qui encouragent l’esprit de curiosité – ce que mon père ne manqua pas de faire pour moi et pour mes frères et sœurs. Je me souviens prenant place sur l’accoudoir de son fauteuil pour l’écouter nous raconter des histoires, notamment extraites des «Histoires comme ça», par exemple celles intitulées «Comment le léopard acquit ses taches» et «L’enfant d’éléphant» (plein d’une insatiable curiosité), et celle décrivant que «c’est comme ça qu’il acquit son utile longue trompe». Je me rappelle mon père, récitant avec grand enthousiasme les vers de Kipling dans lesquels il parle des questions comme de ses plus précieux assistants:

«Ils m’ont appris tout ce que je sais.
Ils s’appellent Comment et Quoi et
Et Pourquoi et Quand et Qui.
Je les ai fait voyager par terre et par mer,
Je les ai fait voyager à l’Est et à l’Ouest;
Mais à présent qu’ils m’ont servi,
Je les laisse tous se reposer.»

Pour déclencher le processus d’apprentissage tout au long de la vie chez un enfant, il est essentiel de l’encourager à faire usage de ces «six questions» pour qu’il se renseigne sur ce qu’il ne comprend pas, cherche des réponses à des problèmes, découvre la façon dont fonctionnent les choses et comprenne pourquoi elles sont comme elles sont et ce, même si les questions des enfants rendent souvent les adultes fous.

Nyerere et l’apprentissage tout au long de la vie

Nyerere fut un merveilleux modèle d’apprenant tout au long de la vie. Il posait sans cesse des questions. Il cherchait toujours à comprendre les causes des problèmes de son peuple, ou à trouver des solutions efficaces. Nyerere fut l’un des plus créatifs penseurs du développement et l’un des plus grands hommes d’État au 20e siècle, dans le monde et en Afrique. Il avait une position unique, car bien plus rapidement que la plupart des gens, il s’aperçut que les politiques des organisations de développement dominantes non seulement ne réussissaient pas à résoudre les problèmes, mais qu’en plus, elles les aggravaient, contribuant ainsi à l’appauvrissement des pays du Sud. C’était un penseur d’une très grande lucidité dont l’esprit d’analyse alla en s’affinant de plus en plus. Toute sa vie durant, il fut à la recherche d’alternatives efficaces. Il ne cessa jamais de penser; il ne cessa jamais d’apprendre.

Contrairement à la plupart des penseurs du développement qui eurent seulement l’occasion d’appliquer leurs idées dans un cadre universitaire ou depuis les bureaux des organisations, locales ou internationales, il possédait l’autorité, en sa qualité de président de Tanzanie, de mettre immédiatement ses idées en pratique à l’échelle d’un pays tout entier. Le désavantage à cela: quand elles ne fonctionnaient pas, leur échec crevait les yeux, alors que pour la plupart des gens, les idées inefficaces restent cachées dans les pages de livres et sont vite oubliées. Avec du recul, nous pouvons constater que Nyerere a commis quelques erreurs, mais qu’il a toujours été enclin à évaluer ses efforts, à admettre leur éventuel échec et à essayer autre chose en continuant de réfléchir aux problèmes, tant anciens que nouveaux.

Par-dessus tout, c’était un grand homme, un homme généreux à qui le bien-être de son peuple tenait profondément à cœur. S’il se préoccupait tout d’abord de son peuple en Tanzanie, ce souci ne cessa de croître et s’étendit rapidement bien au-delà des frontières de son pays. Il s’ingénia à créer une unité régionale en Afrique de l’Est, allant même jusqu’à faire une guerre chèrement payée par son propre pays pour aider les Ougandais à se débarrasser d’Idi Amin. Il s’engagea inconditionnellement dans la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud et offrit un grand soutien au Congrès national africain (ANC) en exil et à tous les jeunes exilés qui affluèrent en Tanzanie après 1976, ce qui signifie qu’il existe un lien très profond entre les Sud-Africains et les Tanzaniens, qui devrait les rapprocher pour toujours. Nous leur devons beaucoup, à lui et à eux.

Nyerere aida à créer le Comité de coordination de l’Afrique australe qui devint plus tard la Communauté de l’Afrique australe pour le développement (SADC), et en tant que président de la Commission du Sud, il aida les pays du Sud à relever le défi que leur posaient les structures économiques mondiales qui permettaient aux pays industrialisés de s’enrichir de plus en plus aux dépens de ceux du Sud.

Mon expérience au sein du Graal 1

Je fais partie depuis 1954 d’un mouvement international féminin, le Graal, qui œuvre pour la paix et la justice. Vous savez probablement que dans de nombreuses légendes, le Graal est le symbole du bonheur, de la paix et de l’accomplissement ultimes – un accomplissement toujours insaisissable, mais toutefois si proche de nos cœurs qu’il vaut la peine que l’on se mette en quête de lui une vie durant. Afin d’approfondir notre connaissance des différents pays, le Graal a organisé des programmes d’échange à long terme pour des gens prêts à passer trois ou quatre ans à servir dans un autre pays. Lorsque j’étais dans ma vingtaine, j’ai eu la grande chance d’être envoyée par le Graal pendant quatre ans en Ouganda pour enseigner, ce qui a durablement marqué ma vie.

J’étais installée dans la petite ville de Kalisizo, tout juste à cent kilomètres de la frontière tanzanienne. À partir de rien, nous créâmes un pensionnat de filles, alors seulement la quatrième école secondaire de filles dans le pays. Kalisizo était décrit comme un «centre du commerce et de l’éducation». Le commerce se résumait à une douzaine de petites boutiques indiennes de chaque côté de la rue principale, qui n’était pas goudronnée. Nous faisions de notre mieux pour que l’enseignement que nous dispensions répondît aux besoins dans le pays et fût adapté au type de vie que les filles mèneraient plus tard dans leurs villages. Aussi mettions-nous particulièrement l’accent sur l’agriculture. Notre objectif consistait à les encourager à compter le plus possible sur elles-mêmes.

Nous cultivions tous ce que nous mangions. Dans cette région, cela se traduisait par la présence de grandes bananeraies fournissant l’aliment de base, le matoke (banane verte cuite à la vapeur), et la production de patates douces, de manioc pour les périodes de famine, de cacahouètes, d’oignons et de tomates pour les sauces, et de quantités de papayes et d’ananas. Le sol était si fertile que si l’on plantait des poteaux en terre pour installer des cordes à linge, ils se mettaient tous en un rien de temps à se garnir de feuilles. Les filles travaillaient chaque jour après l’école dans les champs, et les plus âgées s’impliquaient dans la vie locale. Nous intégrâmes au programme un large volet d’éducation au leadership, et les filles nous aidèrent à organiser des clubs de femmes et de filles dans les villages.

La Tanzanie dans les années 50 et au début des années 60

À la fin des années 50 et au début des années 60, nous nous rendîmes fréquemment en Tanzanie. L’un de mes collègues avait étudié avec Nyerere, Julius, comme tout le monde l’appelait, alors que ce dernier était étudiant en maîtrise à l’université d’Édimbourg. Comme tous les pays d’Afrique de l’Est, l’Ouganda, le Kenya et la Tanzanie étaient aussi en marche vers l’indépendance – l’uhuru (la liberté) –, nous portâmes un grand intérêt à sa carrière. Ce furent les années durant lesquelles il devint l’un des principaux protagonistes dans la lutte du Tanganyika pour l’indépendance. En 1957, où qu’il allât dans le pays, il attirait des foules d’une trentaine de milliers de personnes, et, en décembre 1961, il devint Premier ministre du premier gouvernement du Tanganyika indépendant.

Je le vis pour la première fois à la célébration de l’autogouvernement interne en mai 1961 dans la ville de Mwanza sur les rives du lac Victoria. L’enthousiasme était immense, inoubliable. Toutefois, un mois plus tard, après l’indépendance en janvier 1962, Nyerere donna sa démission en tant que Premier ministre. Comme tout le monde, j’étais sidérée; le leader incontesté du pays donnait sa démission au lendemain de l’indépendance. Qu’avait-il bien pu arriver? Toutefois, Nyerere avait ses raisons. Il ne donna pas sa démission de la présidence de la TANU (Union nationale africaine du Tanganyika). Il avait décidé que pour que le pays devienne une véritable démocratie, avec des électeurs responsables et bien informés, le peuple dans l’ensemble devait être beaucoup mieux préparé politiquement. Il passa donc l’année d’après à sillonner le pays, se consacrant à un programme intensif d’éducation politique et économique destiné aux adultes. Ensuite, un an plus tard, lorsque le Tanganyika devint une république, il en fut le premier président. C’est seulement après l’unification du Tanganyika et du Zanzibar en 1964 que le pays reçut le nom de Tanzanie.

Mwalimu

Pendant un certain temps, après son retour d’Édimbourg, Nyerere avait été professeur dans un lycée, et durant toute sa vie, il considéra que l’éducation, y compris celle des adultes, avait une importance capitale. Nous fûmes enchantés de l’entendre tenir un discours intitulé «Education for Self-Reliance» (L’éducation pour l’autosuffisance), car il y professait maintes choses que nous tentions de faire à Kalisizo et les présentait bien sûr dans un cadre national plus large. Ce ne fut pas pour rien si Nyerere choisit de se faire habiles, capable d’expliquer simplement des problèmes économiques hautement complexes, en faisant appel à des images vivantes empruntées au quotidien, de sorte que les gens des campagnes qui n’avaient qu’une instruction formelle très réduite pouvaient les comprendre.

«La liberté et le développement sont aussi intimementappeler«Mwalimu», ce qui liés que peuvent l'être les poules et les œufs! Sans pouveut dire maître/professeur les, vous n'aurez pas d'oeufs et sans œufs, vous n'aurez en swahili. Toute sa vie, il bientôt plus de poules. De la même manière, sans li fut un enseignant des plus berté, vous n'aurez pas de développement vous aurez tôt fait de perdre votre liberté.»

(….)

Égalité

L’égalité de tous les gens était l’une de ses plus profondes convictions:

«L’essentiel concernant la division entre les gens riches et les pauvres, entre les nations riches et les pauvres, ne réside pas simplement dans le fait que les unes disposent des ressources nécessaires pour offrir une existence confortable à tous leurs citoyens alors que les autres ne peuvent même pas répondre à leurs besoins élémentaires et leur fournir des services de base. La réalité et la profondeur du problème découlent du fait que les hommes riches exercent un pouvoir sur la vie des pauvres et que les nations riches exercent un pouvoir sur les politiques de celles qui ne le sont pas. Et ce qui importe encore plus est le fait que notre système social et économique soutient ces divisions, aux plans national et international, et les accroît constamment, si bien que les riches deviennent encore plus riches et plus puissants, tandis que les pauvres deviennent encore relativement plus pauvres et sont moins aptes à prendre leur propre avenir en main.»

Ceci est aujourd’hui encore manifestement vrai, tant dans notre pays qu’à un niveau international.

«Les gens qui travaillent le plus dur en Tanzanie, qui en souligner que l'important fait sont bien trop surmenés, sont les femmes des cam n'était pas de développer pagnes.» 

Nyerere n’a jamais cessé de des choses ou de l’argent, mais de développer l’Homme. Souvent, il utilisa le mot développement de l’«Homme», là où, aujourd’hui, nous parlerions de développement «humain». Toutefois, à la différence de beaucoup d’hommes qui pensent exclusivement à la gent masculine lorsqu’ils emploient ce terme, Nyerere était profondément conscient de la contribution des femmes et de leurs droits.

(…)

Foi et valeurs spirituelles

Nyerere était catholique pratiquant et pensait que toutes les religions pouvaient contribuer de façon significative à la création d’une nouvelle société. S’il parlait rarement de sa propre religion, elle n’en influençait pas moins profondément les valeurs qui étaient les siennes. Toute sa vie, il alla chaque jour à la messe où il avait coutume de communier, même durant les années les plus actives de sa présidence. Il se souciait beaucoup plus du «bien-être» de son peuple dans le sens le plus humain du terme que de la simple croissance économique. Il ne mesurait pas le développement comme beaucoup de gens en termes de croissance impressionnante du PIB.

Il s’engageait profondément en faveur d’une société égalitaire où l’on répondrait aux besoins fondamentaux de tous les gens, où il n’existerait pas de grand écart entre les plus riches et les plus pauvres, et où chacun pourrait jouir de la qualité de la vie qu’il souhaite.

Il était disposé, si nécessaire, à défier d'autres dirigeants africains. Il était aussi disposé à défier l'Église, bien que s'identifiant à elle, quand il vit que nous n'étions pas à la hauteur de nos valeurs. (...) Pour lui, le rôle de l'Église consistait non seulement à exercer des activités de bien public pour atténuer la souffrance des pauvres, mais aussi à contester les structures qui avaient créé la pauvreté et la perpétuaient.

«L’Église doit aider les gens à se révolter contre leurs bidonvilles: elle doit les aider à le faire de la façon la plus efficace qui soit. L’Église doit cependant par-dessus tout combattre manifestement et ouvertement toutes ces institutions et tous ces groupes de pouvoir qui contribuent à entretenir l’existence de ces bas-fonds tant physiques que spirituels – sans se soucier des conséquences pour elle-même et ses membres… L’Église doit œuvrer avec le peuple à construire un avenir reposant sur la justice sociale. Elle doit contribuer activement à initier, assurer et créer les changements qui sont nécessaires. Son amour doit s’exprimer dans l’action, contre le mal et pour le bien.»

Il attendait la même chose des musulmans, hindous, juifs ou bouddhistes sincères.

Les problèmes contre lesquels Nyerere a lutté n’ont pas disparu. De nombreuses manières, ils ont même empiré à un plan international. Nous vivons aujourd’hui dans un monde encore plus injuste. Bien que certains pays comme l’Inde et la Chine soient en passe de devenir des superpuissances, d’immenses fossés séparent encore les gens riches et les pauvres à l’intérieur des pays, et les nations riches et pauvres, dont un grand nombre de celles situées en Afrique.

Ujamaa

Bien sûr, Nyerere commit des erreurs et certaines de ses politiques ne fonctionnèrent pas. Au début des années 70, nous placions tous de grands espoirs dans les villages de type «ujamaa» créés sur le principe du partage tel que les membres d’une famille partagent leurs ressources. Ujamaa signifie «famille», et c’est cette qualité de la famille élargie, où les membres s’occupent les uns des autres, dont Nyerere espérait qu’elle caractériserait le socialisme africain, un socialisme imprégné de convivialité africaine.

À cette époque commencèrent à apparaître un peu partout des sculptures makondes de style ujamaa. Je n’ai aucune idée de l’endroit ou de l’époque à laquelle la première fut produite, mais d’innombrables versions furent sculptées. Il n’y en a pas deux pareilles. Elles figurent les liens profonds nouant inextricablement la vie de tous les membres d’une famille – de tous les membres de la famille humaine. Chaque génération est le produit de celle qui la précède, profitant de tous ses accomplissements, reconnaissant que «nous sommes tous juchés sur les épaules des géants qui nous ont précédés». Nous sommes tous parents, tous dépendants les uns des autres, nous aspirons tous à la plénitude. Je possède l’une de ces statuettes, un minuscule exemplaire. Je suggère que tandis que nous poursuivrons le programme, nous la faisions lentement circuler dans la salle, de mains en mains, de façon à ce que, tandis que nous la touchons, nous puissions nous connecter sciemment à la conscience, découverte récemment par la science, de faire tous partie de la grande famille humaine.

Nyerere tenta de convaincre des gens de quitter leurs lotissements individuels pour aller s’installer dans des villages de type ujamaa de façon à ce qu’ils soient facilement à proximité des services que le gouvernement entendait offrir à tout le monde: accès aux écoles et services de soins, à l’eau courante et à l’électricité, et aux programmes d’éducation permanente des adultes.

Toutefois, en Tanzanie, tout le monde n’était pas enclin à déménager et certains fonctionnaires du gouvernement se montrèrent de plus en plus impatients à l’égard de ces gens qu’ils se mirent à déplacer de force. Bien entendu, une telle pratique suscita beaucoup de ressentiments et sonna le glas de cette politique. Effectivement, durant ces années-là, la production alimentaire décrut sérieusement. De plus grand exportateur de denrées alimentaires en Afrique, la Tanzanie en devint le plus grand importateur. Les graves sécheresses de ces années-là en furent une des raisons, parmi d’autres facteurs.

Succès et échec

J’ai entendu des gens dire qu’ils reconnaissent que Nyerere croyait vraiment à l’égalité, mais qu’«il avait seulement réussi à rendre tous les gens de son pays égaux dans la pauvreté.» Il est vrai que la Tanzanie est encore un pays pauvre, mais je suis convaincue que ce ne sont pas les politiques sociales-démocrates de Nyerere qui ont perpétué la pauvreté en Tanzanie et dans nombre d’autres pays, mais les politiques des structures économiques mondiales, notamment celles de la Banque mondiale, du Fonds monétaire international et du GATT (accord général sur les tarifs douaniers et le commerce), qui a plus tard conduit à la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC, créée en 1995, ndlt). Les énormes augmentations du prix du pétrole auxquelles procéda l’OPEP en 1973 aggravèrent aussi les problèmes. Vers la fin de sa vie, Nyerere déclara:

«À la Banque mondiale, ils m’ont demandé: ‹Comment avez-vous échoué?› J’ai répliqué que les Britanniques nous avaient gouverné pendant 43 ans. Lorsqu’ils partirent, je pris la tête d’un pays où 85 % de la population adulte étaient analphabètes; nous avions deux ingénieurs et douze docteurs. Quand je me suis retiré en 1988, 91 % de la population étaient alphabétisées, et presque tous les enfants étaient scolarisés. Nous avions formé des milliers d’ingénieurs, de médecins et d’enseignants. Le revenu par habitant s’élevait à 280 $. Dix ans plus tard il a baissé de moitié, s’élevant à présent à 140 $. Le taux de scolarisation est tombé à 63 %, et la situation dans les services de soins et autres services sociaux s’est détériorée. Durant ces dix années, la Tanzanie a fait tout ce que le FMI et la Banque mondiale lui demandaient. Alors je leur ai demandé: ‹Qu’est-ce qui est allé de travers?› »

(….)

Paolo Freire

Je revins en Afrique du Sud fin 1962, juste après l’indépendance de l’Ouganda. C’est ici, par l’intermédiaire du Graal, que j’entendis pour la première fois parler de Paulo Freire, l’éducateur brésilien qui chamboulait complètement ce qui était alors accepté en matière d’éducation et de développement des adultes. Un certain nombre des membres du Graal travaillaient avec lui au sein du Mouvement d’éducation de base dans la ville brésilienne de Sao Paulo à l’élaboration de nouvelles méthodes de conscientisation au moyen de programmes d’alphabétisation. Il avait coutume de dire qu’il encourageait les gens à «lire leur propre réalité et à écrire leur propre histoire.»

Ce programme ramenait des milliers de pauvres à la vie, donnant de l’espoir à ces gens, apathiques auparavant, allumant chez eux l’étincelle de l’esprit critique et les poussant à réagir de façon créative pour changer leur propre situation. Paulo Freire travailla aussi au Portugal avec des membres du Graal qui développaient des programmes avec des fermiers et des pêcheurs dans le sud du pays.

En 1969, je partis faire des études de maîtrise en éducation des adultes et en relations humaines à l’université de Boston (…). J’y suivis tous les cours que je pus trouver sur l’approche de Freire.

Ce dernier passa l’année suivante à Boston. Je suivis un certain nombre de ses séminaires chaotiques. Je pourrais vous raconter bien des anecdotes à leur sujet, n’empêche que nous apprîmes beaucoup de choses, à la dure, et que j’arrivai à la conclusion que cette philosophie et cette méthode pourraient devenir extrêmement importantes pour provoquer des changements en Afrique du Sud. De retour en Afrique du Sud, je travaillai avec Beyers Naude au Christian Institute. Il fut d’accord pour que je lance un certain nombre de programmes d’alphabétisation pour essayer d’adapter la méthode de Freire.2

(…)

Conférence à l’université de Dar es-Salaam

 

L’un des plus beaux moments durant ces années fut une conférence sur l’éducation des adultes qui se déroula à l’université de Dar es-Salaam en 1975 avec un groupe de formateurs kenyans. Paulo Freire y était l’orateur principal et le président Nyerere y tint le discours introductif. Il apparut clairement que les deux hommes avaient énormément de points communs dans leur approche de l’éducation des adultes et du développement.

La conférence en soi n’était pas très bien organisée. Les orateurs parlaient sans arrêt de l’importance de la participation, mais laissaient les participants à la conférence assis en rangs d’oignons à écouter une succession de discours, sans leur donner la moindre occasion de dialoguer. Ainsi, après que Nyerere fût retourné se consacrer à ses fonctions présidentielles, que Freire eût été remercié avec effusion et qu’on ne lui prêtât plus aucune attention, nous allâmes le voir pour lui demander si notre équipe pouvait le rencontrer pour parler avec lui de certains de nos programmes. Il accepta et quelques Tanzaniens se joignirent à nous au sein d’un groupe dissident qui se réunit ensuite quotidiennement jusqu’à la fin de la conférence. Ce fut un séminaire formidable, fait de petites réunions très informelles au cours desquelles nous pouvions analyser tout ce que nous faisions. Nous en tirâmes quantité d’enseignements.

 Il se trouve que j’étais de nouveau en Tanzanie en 1999 lorsque Nyerere mourut à Londres. Sa dépouille fut ramenée par avion en Tanzanie. Malgré les nombreux témoignages de respect à son égard, certains Occidentaux exprimèrent des jugements critiques et excessifs, disant que «du fait de ses politiques socialistes, Nyerere n’avait pas bien servi son peuple», ce qui contrastait nettement avec ce que nous avions vécu en Tanzanie.

 

«Dire qu'un peuple n'est pas prêt à se gouverner lui-même revient à dire qu'un individu n'est pas prêt à vivre.»

(…)

Aujourd’hui, de plus en plus de gens reconnaissent que nous pouvons encore beaucoup apprendre de Nyerere et que le monde serait certainement plus heureux s’il y avait davantage de politiciens qui partagent son intégrité et sa préoccupation sincère concernant le bien-être de son peuple tout entier.

(…)

Nyerere était un social-démocrate dans le sens propre du terme. (…) Sa vision d’un socialisme africain est celle d’une société conviviale, «co» signifiant «avec» et «vivial/vivere» signifiant «vivre». Convivial signifie par conséquent vivre les uns avec les autres. Ce mot ne veut toutefois pas dire tout simplement vivre les uns à côté des autres, il évoque beaucoup plus que cela. Il évoque la qualité du plaisir pris mutuellement en la compagnie de l’autre, la qualité de rapports détendus entre les gens et des occasions partagées, permettant à chacun de s’épanouir et de développer tout son potentiel. Cela exige naturellement une bonne éducation, des soins de santé, des logements et des emplois pour tous, mais implique bien plus que de se borner à répondre aux besoins fondamentaux: cela sous-entend que l’on fasse montre de respect et de reconnaissance, voire même que l’on apprécie nos différences culturelles et que l’on soit capable d’apprécier les bonnes et belles choses de la vie. Je pense que cela exprime ce que nombre d’entre nous souhaitaient vivre en Afrique du Sud durant toute la période de «la lutte».

La vision de Nyerere d’un socialisme africain s’inspirait de tous les points forts de la culture traditionnelle africaine. Nyerere ne fut pas scolarisé avant l’âge de douze ans. Il avait grandi à Butiama, un petit village assez loin de tout dans le district de Musoma. Il était profondément imprégné des valeurs africaines lorsqu’il entra pour la première fois en contact avec l’Ouest. Plus tard, même quand il fut capable de se mouvoir avec aisance dans n’importe quelle réunion internationale élégante, il n’oublia jamais les solides valeurs de l’«ubuntu» 3qu’il avait apprises étant enfant. Sa vision d’un socialisme africain reposait sur la liberté et un sens prononcé tant des droits que des responsabilités de l’homme.

(…)

 

1 Le mouvement du Graal fut fondé en 1921, aux Pays-Bas, par le jésuite Jacques van Ginnekenen. Il est implanté dans dix-huit pays. Il se conçoit comme un mouvement féminin international, spirituel, culturel et social, ancré dans la foi chrétienne (n.d.l.t.).

2 Conjointement avec cinq équipes composées chacune de trois personnes, Anne Hope conçut le programme d'alphabétisation SASO reposant sur la méthode freirienne. Le programme ne fut toutefois pas mis en pratique, car tous les étudiants qui avaient été formés à la méthode Freire se trouvaient en prison, principalement en raison d'activités contre l'apartheid. Anne Hope, elle-même, quitta le pays et partit en exil au Kenya, au Zimbabwe et à Washington.

3 Mot sud-africain exprimant la notion d’interdépendance des hommes, ce qu’un être humain est grâce aux autres, n.d.l.t.

 

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