Henner Hildebrand

Alphabétisation, décentralisation, pérennisation: des mots clés et leur interaction

Les articles sur l’alphabétisation sont, semble-t-il, volontiers focalisés sur les contextes, les programmes, les approches, les méthodes, les contenus et les participants – une impression que l’on a en observant les présentations aux conférences internationales et les publications de ces dernières années. Elles illustrent indubitablement d’une manière générale les rapports entre les projets d’alphabétisation et la réduction de la pauvreté; des informations certainement relativement faciles à réunir.

Par contre, on trouve moins de publications concernant la surveillance et l’évaluation de ces projets, et leurs effets dans la durée. Les points forts et les faiblesses de la collaboration avec les services publics responsables de l’alphabétisation et de l’éducation non formelle, que ce soit au niveau national ou local, ne font pas eux non plus l’objet de recherches aussi nombreuses. On trouve aussi peu d’informations concernant le rôle des organes des collectivités locales quant à l’aide fournie aux centres locaux d’alphabétisation. L’auteur juge toutefois que ces deux acteurs sont essentiels dans la quête de stratégies durables du secteur local de l’éducation des adultes.

L’auteur ne prétend pas élaborer dans cet article une telle stratégie durable. Toutefois, en référence notamment aux activités de DVV International en Afrique de l’Ouest et de l’Est, un certain nombre d’aspects du développement local seront explorés, ces derniers illustrant par leur interaction les réussites et les faiblesses d’une alphabétisation durable. Les chances et défis de la politique de décentralisation pratiquée depuis plus de 15 ans dans de nombreux pays d’Afrique et la question de l’utilisation durable des acquis en lecture, en écriture et en calcul font partie de ces aspects.

Pour mémoire: dans tous ses projets, DVV International a pour objectif principal de lutter contre la pauvreté à l’aide des moyens qu’offre l’éducation des adultes. Nous sommes fidèles à ce credo depuis quarante ans, ce qui n’empêche pas que nous apportions tout naturellement des changements aux conceptions, contenus, méthodes et instruments de promotion.

En ce qui concerne l'appui que nous fournissons aux activités de base, les projets de DVV International s'adaptent aux conditions de pauvreté spécifiques régnant dans les groupes analphabètes en général et dont les capacités à l'entraide et les compétences économiques et sociales doivent être améliorées. Ceci a pour but de leur permettre de prendre part plus facilement au développement socio-économique et d'atténuer la pauvreté.

Cette démarche met l'accent sur l'orientation vers les besoins et la promotion de l'entraide. Toutefois, les conséquences de la décentralisation pour l'organisation de l'éducation des adultes au plan local est un sujet trop peu souvent abordé en raison, peut-être, de sa complexité.

Notre contribution au 2nd rapport du BMZ sur l'entraide,1 présente un exemple illustrant la qualification de groupes d'action locaux pour participer aux activités des collectivités locales introduites en Inde en 1992. À cette époque, nos partenaires, la PRIA (Société pour la recherche participative en Asie) et des ONG régionales, organisèrent conjointement avec des groupes d'action des formations sur le fonctionnement des nouvelles institutions et, dans le domaine de la technique de microplanification, sur l'influence exercée sur la planification communale du développement dans l'intérêt des pauvres et des marginalisés.

DVV International aborda explicitement aussi le thème de la décentralisation entre 1997 et 2002 dans le cadre d'un projet de démocratisation en Guinée, financé par l'UE.

Alphabétisation et pérennisation: l'environnement lettré

La notion d’un «environnement lettré» souvent évoquée lors des conférences et dans les rapports sur des projets, et considérée comme indispensable pour consolider et entretenir les acquis de l’alphabétisation, me paraît nébuleuse.

D’une manière générale, ce sujet semble avoir été peu exploré, à moins que les études sur ce thème n’aient pas été publiées, et la politique ne s’y intéresse pas. De par sa nature, il ne s’agit pas purement et simplement d’un sujet concernant la politique de l’éducation non formelle puisqu’il touche aussi la politique linguistique nationale.

On relève différentes approches pour traiter ce sujet.
Selon une opinion, les services publics d'alphabétisation et les ONG, c'est-à-dire les acteurs de l'éducation non formelle, devraient eux-mêmes créer cet «environnement lettré», ou tout au moins contribuer à sa construction. Dans un projet mené en Afrique de l'Ouest et financé par la Banque mondiale, on a calculé que cette tâche reviendrait à moins d'un USD par apprenant et par an; dans la pratique cet argent devait servir à financer la production de panneaux indicateurs (indiquant par exemple le centre Alpha).

On propose aussi volontiers l'aménagement de bibliothèques villageoises comme solution pour que les néoalphabètes aient accès à la lecture. Mais qui se charge de financer et produire de nouveaux matériels pertinents et intéressants? Durant ses activités en Afrique, l'auteur n'a rencontré aucun programme d'alphabétisation assurant des financements audelà de ses activités modèles temporaires.

Literacy course


Source: DVV International

 

L’objectif du nouveau réseau d’ONG qui réunit les acteurs de l’éducation non formelle (Yelen Bulon) au Mali semble plus réaliste: l’ «environnement lettré» s’enrichit dans les langues nationales. Le réseau souhaite parvenir à cela en organisant des manifestations pour faire pression en faveur de différentes structures de soutien à la production de matériels de lecture, de journaux ruraux et d’émissions de radio.2

Saluons cette ouverture, car on méconnaît trop souvent le potentiel d’autres services publics comme l’Agriculture, la Forêt et la Pêche, la Santé, l’Environnement et la Décentralisation qui interpellent la population rurale au moyen d’opuscules, de posters et de matériels d’information, et doivent être considérés par là aussi comme faisant partie d’une culture en développement de l’ «environnement lettré».

L’appel aux acteurs hors du circuit de l’éducation non formelle concerne, entre autres, la grande question du financement, ce qui est même valable dans un pays comme le Burkina Faso où les éditeurs de journaux ruraux (s’adressant à de nouveaux lecteurs) dans les langues nationales sont extraordinairement nombreux. Voici des années que des ONG et de petites maisons d’édition attendent une réponse positive de l’État quant au soutien financier de leur presse rurale par le Fonds national d’appui à l’éducation non formelle (FONAENF) – qui annonce par ailleurs son soutien dans ses statuts. Toutefois, on a prétendu des années durant que Alphabétisation, décentralisation, pérennisation l’absence de directives de mise en oeuvre dans la «politique éditoriale» (censée clarifier la question de la promotion des langues nationales) avant et après son adoption, jusqu’à la rédaction de cet article au début de l’année 2009, était la raison pour laquelle aucune activité de soutien n’avait été entreprise.

Le concept d’un «environnement lettré et culturel» (ELC) s’est largement écarté de l’orientation de l’offre du premier modèle conceptuel. L’environnement lettré et culturel repose sur la conviction que non seulement les néoalphabètes devraient constamment avoir accès à des matériels de lecture, mais aussi que leur vie quotidienne devrait en permanence leur donner l’occasion de communiquer par écrit.

L’ «environnement lettré» n’est pas la

«…simple accumulation d’ouvrages dans des langues nationales, mais un processus de passage continuel des traditions orales à des pratiques de communication écrite. Il ne peut se développer que si la population néoalphabétisée pratique régulièrement la communication écrite et l’utilise au quotidien.”3

L’environnement lettré et culturel met à la disposition des ONG les instruments nécessaires pour aborder des questions d’intérêt local avec l’aide de femmes et d’hommes alphabétisés, de personnels qualifiés des services techniques locaux et de journalistes de la presse et de la radio locales, par exemple en consignant par écrit des récits oraux ou des savoirs locaux sur l’environnement, les plantes médicinales, la santé, l’histoire des villages, etc.

Bien entendu, les activités reposant sur l’approche d’un environnement lettré et culturel supposent qu’elles soient financées. Toutefois, avec le concours du néoalphabète en tant qu’«écrivain», elles représentent un maillon essentiel entre le développement local et l’«environnement lettré» introduit de l’extérieur.

Il est rare que l’«environnement lettré» soit perçu objectivement comme les acquis de l’alphabétisation durablement utilisé au quotidien de la vie privée, publique et professionnelle. Vu sous cet angle, l’«environnement lettré» entretient les acquis nécessaires à un développement impliquant la présence d’acteurs alphabétisés. L’utilisation des connaissances par l’apprenant se traduit par une participation économique, politique et sociale réelle menant par exemple à la décentralisation et au développement socio-économique local.

En matière d’alphabétisation, le voyageur ne cesse de rencontrer d’anciens analphabètes auxquels les nouveaux acquis permettent d’assumer de nouveaux rôles:
en tant que formateurs, présidents ou trésoriers de groupes d’entraide, de coopératives et de caisses d’épargne, conseillers municipaux, etc. Ici se ferme le cercle de l’alphabétisation, d’autres formations utiles au développement, du progrès individuel et collectif localement dirigé et de la planification du développement.

Une étude réalisée par PADLOS-Education dans 40 communes d’Afrique de l’Ouest constate la corrélation suivante: 

«Ce sont souvent les projets d’alphabétisation et d’éducation non formelle qui attèlent les ressources humaines dispersées et les préparent à assumer leurs nouvelles responsabilités.» (p. 82)4

Partner organisation UGVP in Haifa, Guinea

Partenaire UGVP à Hafia, Guineé Source: DVV International

Pour que les stratégies de développement local soient couronnées de succès et pérennisées, on recommande de capitaliser les compétences et expériences locales, et, en outre dans un contexte de ce type, d’intégrer toutes les formations, et de voir dans toutes les interventions d’aménagement communal, dans tous les investissements et dans tous les conseils techniques des occasions d’apprendre à transmettre les responsabilités.5 De cela se dégage une règle: aucun financement d’activités d’alphabétisation ou de formation ne devrait être dissocié des autres éléments de cette «capitalisation». L’inverse est également valable: aucune intervention et aucun investissement extérieurs dans le développement local ne devraient être dissociés d’une stratégie de développement des facultés humaines.

Décentralisation et financement

La politique de décentralisation offre des chances de réaliser cette vision. Cependant, comme le montrent les trois exemples suivants, nous devrons d’ici là acquérir beaucoup d’expérience.

En novembre 2008 s’est tenue à Dar es-Salaam la «Conférence internationale sur les défis de l’éducation des adultes et de l’apprentissage tout au long de la vie au 21e siècle». Elle avait été organisée par le service est-africain de DVV International, conjointement avec l’institut d’éducation des adultes de l’université de Dar es-Salaam et le département de l’Éducation des adultes du ministère de l’Éducation et de la Formation professionnelle (MoEVT). Deux des présentations, d’Ouganda et d’Éthiopie, étaient consacrées à la situation locale de l’éducation des adultes dans ces pays.

Le Dr Tilahun Workineh a fait remarquer dans son exposé qu’en Éthiopie, il est prévu que 0,56 % du budget de l’ESDP (Programme de développement) III 2005/6- 2009/10 soit attribué à l’éducation des adultes non formelle. Cet argent permet d’abord de rémunérer les employés et de couvrir les frais courants, mais pas le développement ni la réalisation des programmes pour lesquels ont fait appel au soutien financier d’ONG, des élus locaux et de la population pour élargir les activités. Faisons néanmoins observer qu’en général, le gouvernement met à disposition les infrastructures nécessaires à la mise en place de centres d’éducation. Dans le cadre de la décentralisation, c’est aux woredas (districts) qu’échoit à présent la responsabilité de l’organisation des offres d’alphabétisation et de formation professionnelle. On ne peut pas tirer au clair la part du budget de l’éducation non formelle attribuée à ce niveau de mise en oeuvre à l’alphabétisation. Le fait que les membres des conseils des woredas et des bureaux locaux de l’éducation ne sont pas suffisamment nombreux à soutenir l’alphabétisation constitue un défi. Les apprenants ne la défendent pas eux non plus activement étant donné qu’ils ne participent pas à ses activités de planification et gestion. De ce fait, il n’y a pas de mécanisme d’articulation des besoins éducatifs, de suivi et d’appropriation locale.

Le défi qui se pose en Ouganda ressemble à cela, mais les possibilités et marges de manoeuvre des lobbyistes de l’éducation non formelle ne sont pas les mêmes.

Michael Bazira signale que depuis 2002, l’alphabétisation fonctionnelle des adultes est une priorité nationale, qu’elle est reconnue au niveau de la politique de l’éducation par le biais du NALSIP, le Plan stratégique national d’investissement dans l’alphabétisation des adultes. Le ministère du Genre, du Travail et du développement (MGLSD) a annoncé en septembre dans son «Dossier politique sur l’alphabétisation dans le développement» que l’alphabétisation fonctionnelle était principalement financée par l’intermédiaire du PAF, le fonds d’action contre la pauvreté, à hauteur de trois billions de shillings ougandais, répartis à parts égales entre le gouvernement central et les administrations des districts. En moyenne, chaque district reçoit vingt millions de shillings ougandais par an. Le ministère a constaté que les moyens étaient insuffisants et que presque rien ne parvenait au niveau de la mise en oeuvre dans les sub-counties et les communes.

Conformément à la politique de décentralisation, on peut entamer un processus de planification du bas vers le haut dans lequel s’expriment les besoins locaux. Ainsi les apprenants peuvent-ils participer aux activités de planification et de lobbying menées à l’échelle des communes en faveur de l’alphabétisation fonctionnelle des adultes. Dans ce sillage se creuse un fossé entre la priorité accordée à cette dernière au plan national et les souhaits de financements au niveau local. Les raisons à cela sont entre autres non seulement la mauvaise présentation des processus locaux de planification, mais aussi la demande pressante des politiciens locaux de voir la réalisation de projets visibles comme des puits, des écoles, etc.

L’un des objectifs du Plan stratégique national d’investissement dans l’alphabétisation des adultes consistait à intégrer les plans d’action locaux en faveur de l’alphabétisation dans les plans de développement principaux. Des ONG et des membres du personnel des services techniques décentralisés et des conseils municipaux devaient veiller à ce que l’alphabétisation fût identifiée comme une priorité. On put toutefois constater que les représentants politiques des communes n’étaient pas conscients de la valeur de l’alphabétisation. C’est à la société civile d’intervenir ici en défendant l’alphabétisation et en créant des réseaux pour sensibiliser les gens et créer une priorisation au plan local. Manifestement, la participation des apprenants et des enseignants aux activités de lobbying ainsi qu’aux séances de planification et d’évaluation renforce l’appropriation des projets au niveau local et contribue à rendre l’attribution des ressources transparente. L’organisation des enseignants (professeurs/animateurs) en associations est un gage de progrès supplémentaire dans ce sens.

En Guinée, on s’efforce, dans un contexte sociopolitique différent, de réaliser une vision similaire: incorporer l’alphabétisation dans les plans communaux de développement.6 

Ceci exige un grand effort de sensibilisation des conseillers municipaux, fourni dans l’idéal parallèlement aux projets en cours. Dans un document interne de planification de notre projet en Guinée, on peut lire à ce sujet:

«En outre, il convient de veiller à ce que les projets locaux soient réalisés en concertation avec les administrations communales et les services publics, et qu’ils soient perçus comme un élément du développement local… La participation des apprenants aux décisions concernant leur classe est une chose, mais audelà du comité de classe (un comité composé d’apprenants ou quelque chose de ce type), un comité communal devrait assurer la pérennisation du centre.» 7

Literacy course in Haifa, Guinea

L’appropriation est réalisée

  • grâce à la participation active de la collectivité au processus tout entier qui fait que ces centres deviennent leurs centres et non ceux des ONG, d’un projet ou d’un bailleur de fonds;
  • grâce à la capacité à entretenir et à gérer soi-même ces centres, à attirer de nouveaux apprenants, à créer de nouvelles classes et à motiver les enseignants à la base de façon à ce qu’ils continuent de collaborer aux activités.

 

 

 

Cours d’alphabétisation à Hafia, Guinée
Source: DVV International

 

 

 

Pour les trois pays cités en exemple se pose la question de l’appropriation locale par les apprenants et les collectivités. Malgré les grandes différences quant au contexte, à la marge de manoeuvre et à l’expérience des acteurs publics et non publics agissant au plan local, il semble que partout ait été tendu un fil rouge entre décentralisation, alphabétisation durable, développement participatif et financement. Pour une organisation d’aide comme DVV International, le cercle se ferme ici: une stratégie de promotion de l’éducation des adultes visant à être durable devrait non seulement présenter des projets modèles facteurs de réduction de la pauvreté et ayant des effets sociostructurels, mais aussi soutenir les acteurs de l’éducation des adultes dans leurs activités de lobbying entreprises pour obtenir que la politique de l’éducation reconnaisse ce domaine et qu’il bénéficie d’un financement. L’exemple de l’Ouganda n’est pas le seul illustrant que cette démarche ne doit pas se limiter au macroniveau de la politique nationale, mais qu’elle doit se poursuivre jusqu’au niveau des collectivités locales.

Notes

1 Erwachsenenbildung und Armutsbekämpfung, in: Literatur- und Forschungsreport Weiterbildung, 36, Thema:Entwicklungsorientierte Erwachsenenbildung [Development Oriented Adult Education], December 1995, pp. 119-134.
2 Plan triennal Yelen Bulon, Bamako, 2009.
3 Hagnonnou, Bernard, «Appropriation d’une stratégie de création et de renforcement de l’environnement lettré en langues africaines», p. 34, dans: «Éducation de base des acquis pour un développement participatif et durable en Guinée et au Mali: partage des acquis», Henner Hildebrand (Éd.), éditions Castel, Conakry, 2008.
4 Easton, Peter et coll., Florida State University, 1998: «Décentralisation, autonomisation et construction des capacités locales au Sahel.»
5 Ibid., p. 107.
6 Plan de développement local – PDL, Stratégie d’alphabétisation axée sur le développement en Guinée, IIZ/ DVV Afrique de l’Ouest, Conakry, 2005, p. 8.

7 Stratégie de pérennisation d’un centre d’alphabétisation, Guide pratique n° 11, DVV International, Conakry, 2008.

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